Le sujet est scabreux, au sens propre du terme, c'est pourquoi il me paraît nécessaire de le synthétiser autant que faire se peut, sans cela nous ne pouvons guère nous permettre d'évaluer ce qui est matière à discussion et donc de nous positionner individuellement ou collectivement.
Tout d'abord, première donnée d'importance, ça peut paraître idiot en cet espace, mais rappelons que nous avons ici affaire à une personnalité reconnue, et pour cause: Bob Brozman a fait l'unanimité et fût la référence majeure de la musique hawaïenne de ces dernières décennies, et cela à plus d'un titre (le reste de son œuvre étant bien plus sujet à débat). Il n'était pas la seule référence en la matière, certes, mais l'une des plus médiatisées autour du globe. Il restera aussi l'un des rares à avoir atteint les niveaux technique et lyrique des représentants de l'âge d'or de ce style, et si la musique hawaïenne a toujours un impact international, il n'y était certes pas pour rien.
D'autre part, deuxième donnée d'importance, le suicide au monoxyde de carbone étant confirmé par l'équivalent du médecin légiste du territoire où il résidait, cela met automatiquement fin à toute procédure d'enquête ou d'accusation qui aurait pu être lancée contre lui. Mon boulot me faisant collaborer avec des juristes, après les avoir questionné à ce sujet, il apparaît que le suicide d'un accusé met fin à toute procédure d'enquête ou de procès, tout simplement parce qu'aucun procès ne peut avoir lieu si l'accusé n'a pas la possibilité de se défendre, ou s'il n'y a plus de défendant. Les éventuels rapports ou pré-enquêtes qui auraient déjà pu être établis seraient alors classés après sa disparition, et rien ne devrait filtrer à l'avenir, si tant est que de tels documents existent. Je ne saurais dire à quel point les systèmes américain ou anglais diffèrent du nôtre, mais je ne pense pas qu'ils en divergent grandement sur ce point et en ce cas.
A ce stade, nous ne pouvons que constater qu'en tout état de cause, aucune preuve (au sens légal) n'aura l'occasion d'être établie en rapport aux allégations faites à son égard.
En outre, si la famille ou les proches n'ont rien manifesté officiellement, Gary Atkinson, son premier tour-manager sur le territoire anglais, a laissé entendre qu'un collectif de victimes tentera à l'avenir d'établir un communiqué afin d'exprimer leur préjudice. Ne doutons pas, SVP, qu'une telle entreprise collective, dans les circonstances alléguées, soit un travail complexe, douloureux et nécessitant du temps.
Voilà à peu près où nous en sommes, si je n'ai rien omis d'important...
... Il nous reste donc un héritage conséquent (outre l'influence de Cyril Lefevre en France, qui se serait vraiment intéressé à la musique hawaïenne sans Bob Brozman ?), et un cruel doute (en l'absence de possibilité de preuve, on ne peut guère dépasser le stade du doute).
La question morale essentielle devient alors: à qui accorde-t-on le bénéfice de notre doute ?...
Face à cette question premièrement individuelle, ma posture ne peut être que la suivante: à choisir entre une personne s'est donné la mort, un horrible doute planant sur ses motivations, et des potentielles victimes dans la force de l'âge, je ne peux qu'accorder le bénéfice de mon doute à ceux qui sont encore parmi nous et qui ont encore quelque perspective devant eux !
C'est assez contraint, bancal et surtout pas très heureux comme positionnement, j'en conviens, mais le choix final de Bob permet-il vraiment autre chose ?
A partir de là, je ne pense donc pas que je serai le plus dévoué à la mémoire (au sens dithyrambique) de Bob Brozman...
Cependant, cela ne me gêne pas de cultiver la mémoire de son art dans la mesure où j'ai tellement appris de ses conseils, exemples et méthodes que cela a en partie façonné mon oreille et mon jeu, et qu'il m'est donc absolument impossible de le renier ! Et cela ne me dérange pas outre mesure de cultiver la mémoire que cet art ait pu être associé à des actes parmi les plus répréhensibles qui puissent être... Ce sera certes moins simple à expliquer à mes gamines, mais puisse cela leur donner une idée de l'insondable complexité de l'humaine condition !
A ce jour, si l'on reconnaît que l'on ne pourra guère rassembler plus d'éléments, on peut tout de même individuellement choisir et agir en conséquence.
La question devient bien plus vertigineuse et glissante lorsqu'on la projette au niveau collectif, certes, mais la responsabilité de ne pas enterrer l'une des facettes du personnage (positive ou négative) est bien entre nos mains...
Pour conclure à titre individuel, je ne goûte guère au fait de s'arranger des niveaux de réalité sans avoir à répondre des conséquences de ce choix, à plus ou moins long terme...